Il était une fois un enfant de Gaza
Quelque part à Gaza.
Je me suis
réveillé très tôt ce matin. Il fait nuit et il fait très froid, mais il faut
que j’aille chercher du pain pour ma mère et mes petits frères. Avant, c’était
mon père qui le faisait, mais un jour alors qu’il nous apportait le pain, une
bombe a explosé et mon père n’est plus rentré. Alors, à huit ans j’ai dû m’occuper du pain. Cela
fait deux ans maintenant que j’emprunte le même itinéraire, les mêmes rues.
Avant de sortir,
je regarde longuement la photo de mon père, celle accrochée au mur. Je lui
souris pour le rassurer, car chez nous, aller chercher du pain c’est aller vers
l’inconnu. Je mets mon bonnet; je baise la main de ma mère jusqu’à sentir son
pouls sous la pression de mes doigts. L’embrasser ainsi c’est embrasser son
amour qui m’aidera à franchir le seuil.
Une fois dehors, tout semble tranquille, d’une
tranquillité douteuse. Des pépiements d’oiseaux se mèlent à la voix du muezzin.
Quelques ombres téméraires se faufilent dans ce noir de la vie et de la nuit.
Je prends mon courage à deux mains, car la journée va être longue et je
dois par la suite aller à l’école. Pour
m’occuper l’esprit, je lis les slogans et les graffitis qui défilent devant mes
yeux. Je les connais par cœur ces slogans et ces graffitis. Chaque point,
chaque trait, chaque courbe est empreinte dans mon esprit. Ici, tout prend un
sens, ces mots, ces dessins et ces photos qui tapissent les murs sont des
symboles qui meublent notre vie. On ne doit jamais oublier, tout est là pour
nous rappeler notre devoir, nos morts, nos espérances… Chaque fois que je frôle
ces murs je reconnais cette odeur de colle qui brûle mes narines, en effet,
c’est celle de ces posters de martyrs fraîchement déposés.
Il fait très
froid, mais il faut continuer. Je mets mes mains dans mes poches et je presse
le pas. Je regarde par terre, je le fais par réflexe. Il y a beaucoup de
pierres qui jonchent le sol. Des pierres de toutes sortes, des petites, des
grosses, des rondes, des rectangulaires, des lisses, des pointues. Je reconnais
chacune d’elles. Ma main en a souvent ramassé, caressé. Je peux même savoir
leur provenance, la rue, le camp ou le quartier. Je peux aussi deviner la main
qui les a touchées, cachées et lancées. Elles ont une odeur particulière, celle
de la sueur et du sang. J’ai souvent lancé des pierres sur des soldats. Oui, en
plus de chercher du pain chaque matin, je suis un lanceur de pierres. Dans
certains pays, on m’appellerait, un mauvais garnement, ici on nous appelle les
petits héros.
Ce matin, le
ciel paraît immense. Je regarde cet espace infiniment grand et sans limite, et
ces étoiles qui s’apprêtent à mourir malgré elles. Elles sont les seuls témoins
de toutes nos souffrances. Elles me fascinent ces étoiles, depuis la mort de
mon père et de celle de deux de mes amis. J’ai l’impression que chaque soir,
elles accueillent nos morts. Ah! oui, le pain, il ne faut pas que je l’oublie.
Si je suis en retard ma mère va s’inquiéter, mais l’inquiétude fait partie de
sa vie, elle ne la quitte jamais. Tiens, un nouveau gravats de blocs de pierres
et de débris. Ce sont les décombres d’une maison passée au buldozer, la nuit
dernière. Elles sont tellement nombreuses ces maisons passées au buldozer.
Chaque matin, j’en compte plusieurs sur mon chemin. Je ne sais pas où sont passés ses occupants. Ils ont
sûrement fuis pour se réfugier de l’autre côté du quartier. Ils ont laissé sur
place leur histoire, leurs souvenirs et souvent leur âme. Parfois, je tombe sur
quelques objets personnels que j’enterre ou dépose dans un endroit précis. Ici,
on ne vole pas, car chaque chose porte une souffrance, une histoire, elles
deviennent sacrées. Et Dieu sait combien cette terre est sacrée et son air que
je respire ce matin et qui m’enivre.
Après l’achat du
pain, je m’en vais à l’école. Un lieu de fortune que nous avons aménagé pour
pouvoir apprendre quelque chose sur la vie. On n’a pas de crayons de couleurs.
Les couleurs manquent à ma vie et à mes cahiers. Je n’ai qu’un crayon noir qui est devenu petit à force de le
tailler. J’essaie de griffonner des mots, parfois des dessins pour me changer
les idées. On n’a pas de chaises, on s’assoit par terre en tailleur et ça me
fait mal au dos et aux pieds, mais quand je compare cette souffrance à bien
d’autres, celle-ci disparaît, elle ne fait plus le poids. Je n’ai qu’un seul
livre avec quelques histoires, qui avant me faisaient rêver, mais à force de
les rêver je les ai épuisés. Désormais, mes rêves ne sont plus dans les livres,
mais tout simplement dans ce parcours où je dois aller chercher ce pain et
revenir sain et sauf pour ma mère et mes petits frères. Mes rêves à moi sont
dans chacun de mes pas. Rêver que chacun de mes pas fera de moi un homme. Rêver
de marcher la poitrine découverte et la tête levée sans qu’un sniper ne me tire
dessus. Rêver de marcher les pas sûrs sans qu’une bombe n’explose à mes pieds. Rêver
que demain je me réveillerai encore une fois. Avoir mes deux jambes le temps
d’acheter chaque matin quelques pains…
Ce sont-là les
derniers mots griffonnés avec un crayon noir, dans un cahier retrouvé auprès
d’un enfant qui n’est plus rentré.
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