lundi 28 juillet 2014

              Il était une fois un enfant de Gaza




Quelque part à Gaza.

Je me suis réveillé très tôt ce matin. Il fait nuit et il fait très froid, mais il faut que j’aille chercher du pain pour ma mère et mes petits frères. Avant, c’était mon père qui le faisait, mais un jour alors qu’il nous apportait le pain, une bombe a explosé et mon père n’est plus rentré. Alors,  à huit ans j’ai dû m’occuper du pain. Cela fait deux ans maintenant que j’emprunte le même itinéraire, les mêmes rues.


Avant de sortir, je regarde longuement la photo de mon père, celle accrochée au mur. Je lui souris pour le rassurer, car chez nous, aller chercher du pain c’est aller vers l’inconnu. Je mets mon bonnet; je baise la main de ma mère jusqu’à sentir son pouls sous la pression de mes doigts. L’embrasser ainsi c’est embrasser son amour qui m’aidera à franchir le seuil.
 Une fois dehors, tout semble tranquille, d’une tranquillité douteuse. Des pépiements d’oiseaux se mèlent à la voix du muezzin. Quelques ombres téméraires se faufilent dans ce noir de la vie et de la nuit. Je prends mon courage à deux mains, car la journée va être longue et je dois  par la suite aller à l’école. Pour m’occuper l’esprit, je lis les slogans et les graffitis qui défilent devant mes yeux. Je les connais par cœur ces slogans et ces graffitis. Chaque point, chaque trait, chaque courbe est empreinte dans mon esprit. Ici, tout prend un sens, ces mots, ces dessins et ces photos qui tapissent les murs sont des symboles qui meublent notre vie. On ne doit jamais oublier, tout est là pour nous rappeler notre devoir, nos morts, nos espérances… Chaque fois que je frôle ces murs je reconnais cette odeur de colle qui brûle mes narines, en effet, c’est celle de ces posters de martyrs fraîchement déposés.
Il fait très froid, mais il faut continuer. Je mets mes mains dans mes poches et je presse le pas. Je regarde par terre, je le fais par réflexe. Il y a beaucoup de pierres qui jonchent le sol. Des pierres de toutes sortes, des petites, des grosses, des rondes, des rectangulaires, des lisses, des pointues. Je reconnais chacune d’elles. Ma main en a souvent ramassé, caressé. Je peux même savoir leur provenance, la rue, le camp ou le quartier. Je peux aussi deviner la main qui les a touchées, cachées et lancées. Elles ont une odeur particulière, celle de la sueur et du sang. J’ai souvent lancé des pierres sur des soldats. Oui, en plus de chercher du pain chaque matin, je suis un lanceur de pierres. Dans certains pays, on m’appellerait, un mauvais garnement, ici on nous appelle les petits héros.

Ce matin, le ciel paraît immense. Je regarde cet espace infiniment grand et sans limite, et ces étoiles qui s’apprêtent à mourir malgré elles. Elles sont les seuls témoins de toutes nos souffrances. Elles me fascinent ces étoiles, depuis la mort de mon père et de celle de deux de mes amis. J’ai l’impression que chaque soir, elles accueillent nos morts. Ah! oui, le pain, il ne faut pas que je l’oublie. Si je suis en retard ma mère va s’inquiéter, mais l’inquiétude fait partie de sa vie, elle ne la quitte jamais. Tiens, un nouveau gravats de blocs de pierres et de débris. Ce sont les décombres d’une maison passée au buldozer, la nuit dernière. Elles sont tellement nombreuses ces maisons passées au buldozer. Chaque matin, j’en compte plusieurs sur mon chemin. Je ne sais  pas où sont passés ses occupants. Ils ont sûrement fuis pour se réfugier de l’autre côté du quartier. Ils ont laissé sur place leur histoire, leurs souvenirs et souvent leur âme. Parfois, je tombe sur quelques objets personnels que j’enterre ou dépose dans un endroit précis. Ici, on ne vole pas, car chaque chose porte une souffrance, une histoire, elles deviennent sacrées. Et Dieu sait combien cette terre est sacrée et son air que je respire ce matin et qui m’enivre.

Après l’achat du pain, je m’en vais à l’école. Un lieu de fortune que nous avons aménagé pour pouvoir apprendre quelque chose sur la vie. On n’a pas de crayons de couleurs. Les couleurs manquent à ma vie et à mes cahiers. Je n’ai qu’un crayon  noir qui est devenu petit à force de le tailler. J’essaie de griffonner des mots, parfois des dessins pour me changer les idées. On n’a pas de chaises, on s’assoit par terre en tailleur et ça me fait mal au dos et aux pieds, mais quand je compare cette souffrance à bien d’autres, celle-ci disparaît, elle ne fait plus le poids. Je n’ai qu’un seul livre avec quelques histoires, qui avant me faisaient rêver, mais à force de les rêver je les ai épuisés. Désormais, mes rêves ne sont plus dans les livres, mais tout simplement dans ce parcours où je dois aller chercher ce pain et revenir sain et sauf pour ma mère et mes petits frères. Mes rêves à moi sont dans chacun de mes pas. Rêver que chacun de mes pas fera de moi un homme. Rêver de marcher la poitrine découverte et la tête levée sans qu’un sniper ne me tire dessus. Rêver de marcher les pas sûrs sans qu’une bombe n’explose à mes pieds. Rêver que demain je me réveillerai encore une fois. Avoir mes deux jambes le temps d’acheter chaque matin quelques pains…


Ce sont-là les derniers mots griffonnés avec un crayon noir, dans un cahier retrouvé auprès d’un enfant qui n’est plus rentré.

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