mercredi 16 novembre 2016

«Le long voyage en quête de soi...» Entretien avec Soumaya Neggaz

 «Le long voyage en quête de soi…»                                                             


Soumaya Neggaz est docteure en littérature française, professeure, chroniqueuse et animatrice de radio et responsable culturelle au Carrefour Sésame de Québec. Le jour de la soutenance de sa thèse, qui a fait d’Amin Maalouf l’objet de son étude, étaient rassemblés autour d’une seule table des examinateurs de différentes confessions (musulmane, juive, chrétienne). Tous étaient présents pour une seule raison : découvrir sous un autre jour les œuvres de Maalouf. Ce livre est devenu aujourd’hui une référence bibliographique dans de prestigieuses universités telles que Harvard, Yale, la Sorbonne… Entretien.


Le Matin : Vous êtes l’auteur d’un ouvrage qui connaît aujourd’hui du succès. Cet ouvrage, intitulé «Amin Maalouf : le voyage initiatique dans “Léon l’Africain”, “Samarcande” et “le Rocher de Tanios”», raconte la quête de la connaissance de soi qui permet de s’ouvrir aux autres, en ces temps de tension et de confrontation. Mais sans doute faut-il avant d’ouvrir le livre, faire votre connaissance. Qui êtes-vous Soumaya Neggaz ?



Soumaya Neggaz : Je suis marocaine et aussi canadienne. je suis venue au Canada  pour continuer mes études. C’était mon rêve et celui de mes parents. J’ai obtenu, en effet, une maîtrise en littérature française et traduction et par la suite un doctorat en littérature française de l’Université Laval de Québec. Étudiante, je m’impliquais beaucoup dans les activités universitaires culturelles. Je faisais partie du groupe fondateur du Carrefour Culturel Sésame dont le mandat est de présenter des éléments des cultures du monde arabe au Québec. J’y occupais le poste de responsable socioculturel. J’ai été animatrice d’une émission radiophonique intitulée «Arabesque» qui en plus de son contenu musical, consacrait une partie à la littérature arabe et francophone.

Depuis 2002, j’ai été successivement professeur au Collège Algonquin d’Ottawa , à la Faculté des sciences juridiques économiques et sociales de l’Université Mohammed Ier d’Oujda, au ministère de la Santé de l'Ontario et récemment prof à l'université Carleton. Pour mieux comprendre les enjeux de la communication, j’ai préparé un diplôme en programmation neurolinguistique à Montréal. Et actuellement, je travaille en communication, rédaction et traduction au gouvernement fédéral du Canada. Pendant mes temps libres, j’écris des poèmes, mais surtout des textes en prose, parce que j’aime beaucoup ce genre qui me permet de raconter une petite histoire et d’exprimer mes émotions en toute beauté. Quelques-uns ont été publiés ici au Canada. J’aime analyser et critiquer différents sujets d’actualité sous forme d’articles ou d’essais. Enfin, mon livre publié par les éditions l’Harmattan sous le titre de : «Amin Maalouf. Le voyage initiatique dans “Léon l’Africain”, “Samarcande” et “le Rocher de Tanios”» est en fait le sujet de ma thèse de doctorat.
La différence crée une dynamique et ouvre les horizons.

Chaque écrivain a sa méthode de travail. Quelle est la vôtre ?

Je privilégie la nouveauté quand celle-ci est constructive et je choisis ce qui est différent, car la différence crée une dynamique, un échange et un débat enrichissant quand celui-ci est fait dans le respect et l’écoute. Je n’aime pas me répéter ou répéter ce qui a déjà été fait. Je prends quelquefois le risque de ne pas suivre les sentiers battus. C’est pourquoi, en entamant ma maîtrise, j’ai évité de travailler sur des auteurs français tels que Zola, Balzac, Hugo… qu’on avait mis sous la loupe maintes fois. Certes, il reste toujours un petit côté à développer ou à découvrir, mais je me suis demandé ce que j’allais apporter de plus à ce qui a déjà été écrit. J’ai eu l’idée d’endosser le rôle de médiatrice et de rapprocher ne serait-ce qu’une partie du monde arabe avec sa diversité religieuse et culturelle du lecteur occidental, autrement dit, de l’Autre. Puiser dans le patrimoine arabe et mettre certains de ses aspects en lumière me paraissaient plus intéressant.
C’est ainsi que j’ai choisi pour ma maîtrise la traduction de l’arabe au français de quelques légendes tirées du livre «Histoire des prophètes et des rois» d’at-Tabari (m. 923) et du Livre des «Chansons d’al-Asfahani» (m. 967). La tâche était difficile, mais cela en valait la peine puisque le mémoire sera bientôt soumis à une publication, vu que les histoires sont à la fois bien traduites et très documentées. Ensuite, j’ai été amenée durant mes études doctorales à découvrir Amin Maalouf que je lisais avec passion. Son style, sa pudeur, les décors et le mystère qui entoure ses histoires me plongeaient dans mes racines. Le manque de références pour traiter un sujet n’est pour moi qu’un défi et qu’une occasion d’explorer différentes avenues et approches : psychanalyse, sociocritique… afin de soumettre un travail original et différent.

Amin Maalouf a parlé d’une blessure d’identité – ce sentiment douloureux de n’être pas à sa place dans le milieu où l’on a vu le jour ; ni d’ailleurs dans aucun autre milieu. Que ressentez-vous en lisant cette confession d’Amin Maalouf ? Qu’est-ce que l’écriture pour vous ?

Il est bien vrai, il y a une conjonction de facteurs qui poussent vers l’écriture. Le jour de l’invasion de l’Irak, j’ai eu très mal, le sentiment d’impuissance m’était insupportable. J’avais l’impression d’être blessée profondément dans mon âme et dans mon corps. Une fièvre s’est emparée de moi et a fait surgir plein d’émotions et de réminiscences que j’ai traduites par écrit sous forme d’une lettre adressée à Shéhérazade lui décrivant ma douleur et mon désespoir. L’écriture m’a libérée et a atténué ma douleur. L’écriture est un remède contre l’injustice sous toutes ses formes, c’est un espace et un outil thérapeutique qui est nécessaire à l’équilibre et au bien-être des êtres humains. Jeune et très timide, c’était pour moi le meilleur moyen d’expression et aujourd’hui encore l’écriture est un geste salutaire qui s’impose à moi quels que soient le temps et l’espace. Un brin de je ne sais quoi peut réveiller en moi une émotion ou une nostalgie enfouie dans mon être le plus profond, ou plus encore remuer une vieille cicatrice qu’on pensait guérie comme l’a si bien dit Maalouf. Chez moi, il y a parfois une urgence à l’écriture quand c’est un acte créatif et libérateur et, d’autres fois, j’ai souvent recours à l’écriture quand celle-ci est un acte de réflexion et de maturation des idées.

Le refuge dans l’écriture

Amin Maalouf a écrit : «Il est probable que si je n’avais pas été contraint de quitter mon pays, je n’aurais pas consacré ma vie à l’écriture. Il a fallu que je perde mes repères sociaux, et toutes les ambitions évidentes liées à mon milieu, pour que je cherche refuge dans l’écriture». Est-ce parce que vous ressentez aussi cette blessure que vous avez entrepris d’écrire ce livre et de choisir ce sujet précis ?

Le fait d’être loin de mon pays natal m’a beaucoup rapprochée de mes racines arabes. J’ai toujours été fière de ma différence, même si cela faisait grincer quelques dents. La découverte des romans d’A. Maalouf, surtout après son prix Goncourt en 1993, m’a offert l’occasion de plonger dans la culture et l’histoire arabe. Ses livres sont devenus des espaces dans lesquels je m’introduisais chaque soir. Je vivais les expériences de Hassan al-Wazzane ou d’Omar Khayyam comme étant miennes. Une sensation de bien-être indescriptible m’a aidée à supporter les longues soirées d’hiver du Québec. Les images, les parfums d’Andalousie, les ruelles de Grenade, les palais de Perse m’emportaient loin de ma réalité. La poésie de Khayyam m’a ouvert les portes du mysticisme et du soufisme de Rûmi et d’autres ; autant de découvertes où l’expérience de l’Amour et de la Beauté transcende les frontières physiques pour accéder à un certain haut lieu de connaissance. Cela a beaucoup enrichi mes croyances et m’a permis de bien comprendre la dimension universelle de l’Islam. L’exil intérieur ou extérieur peut être porteur de beaucoup de défis et d’épreuves. Il nous met dans le dépouillement total et en face de notre fragilité. Le dépouillement dont je parle n’est pas nécessairement matériel, il peut s’agir de l’émergence de différentes blessures refoulées : un besoin d’affection ou d’amour, une perte des repères spirituels, une peur, un sentiment de solitude et d’étrangeté… En fait, ce livre a répondu d’abord à mes propres questionnements. Et pour avoir enseigné la langue française à Québec à des immigrants de toutes les nationalités et les confessions pendant des années, je peux dire que j’étais en face de personnes de différents niveaux d’éducation et conditions, mais tous semblaient égaux et ô combien fragiles et vulnérables dans leur dépouillement et déracinement.

La douleur de l’exil, mais de quel exil ?

Comment vivez-vous votre exil ?

L’exil signifie souvent un départ imposé et un retour impossible. Dans mon cas, mon départ était volontaire et le retour était possible. Cela voulait dire que j’étais libre, mais en même temps j’avais un contrat à remplir et à respecter : mon engagement moral envers moi-même et envers ma famille pour finir mes études. L’expérience de l’éloignement au début était certes douloureuse, mais avec le temps, celui-ci m’a permis de créer des liens solides et profonds, des amitiés qui durent jusqu’à présent. On a appris à partager dans notre rencontre, espace commun de dialogue, nos joies et nos peines. On avait les mêmes aspirations, les mêmes passions, on était une famille et on l’est toujours. J’ai appris à être autonome, responsable et ouverte au monde. J’ai côtoyé aussi des écrivains, des artistes et des gens formidables qui m’ont conseillée et transmis leurs valeurs.

C’est malheureusement à mon retour définitif au Maroc, après quinze années de vie au Canada, que j’ai vécu le vrai exil. C’était la désillusion totale. Je pensais retrouver ma ville avec les mêmes valeurs d’antan, telles que le respect de soi et de l’autre, l’altruisme, la loyauté... Certes, il y avait un changement dans le paraître, mais le fond laissait à désirer. Il est difficile d’avancer quand la pensée archaïque et sclérosée fige les esprits. Je continue cependant de porter mon pays dans mon cœur et de le représenter de la meilleure façon. J’ai toujours consacré un petit cours à mes étudiants sur le Maroc. Il y en a ceux qui l’ont visité et ceux qui envisagent de le faire. Cela prouve qu’on peut bien servir son pays même de loin.

Quelles impressions
dominantes vous a laissées l’œuvre de Maalouf ?

J’ai eu la chance de rencontrer A. Maalouf et de lui parler de mon projet de doctorat et de mon intention d’étudier de trois de ses œuvres. Je lui en ai parlé et il en était ravi. Je garde le souvenir d’un homme érudit, très charmant, humble et discret. Il a le don de faire revivre des époques différentes et à travers elles des exemples de tolérance. L’appropriation de son œuvre m’a offert l’occasion de comprendre la dynamique qui relie les personnages entre eux et à leurs espaces. Les voyages, les déplacements, l’amitié, l’amour sont des éléments et des thèmes très importants à travers lesquels Maalouf tente de jeter le pont entre l’Orient et l’Occident. Il puise dans l’histoire et la civilisation arabe afin de rapprocher les deux mondes. Chez lui, il y a un souci permanent de réconciliation des différences. Il aspire à une paix, une harmonie entre les peuples. Ses œuvres sont porteuses d’espoir, d’amour et de sagesse. Amin Maalouf demeure un bon conteur et la beauté de ses métaphores et de ses descriptions des lieux constitue sa force. On est souvent dérouté, car on ne sait plus distinguer la part de vérité de la part de fiction, c’est ce qui m’attire le plus dans ses romans.

À la recherche du vrai Graal
Le thème de la quête est omniprésent dans son œuvre ? Pourquoi recherche-t-on la connaissance de soi ?

L’étude que j’ai choisie tourne autour de la quête qui est un thème universel. La quête peut prendre différentes formes physiques ou spirituelles. Elle nous mène, consciemment ou inconsciemment, vers le mouvement, vers la recherche et, par conséquent, elle donne un sens à la vie. Le Graal en est souvent l’image symbolique. Grâce à la lecture de la poésie de Khayyam et de Rûmi, des études du psychanalyste C. G. Jung, de l’anthropologue Mircea Eliade, j’ai essayé de comprendre les raisons qui président à la quête et à l’initiation.

Quelques années plus tard, j’ai compris que cette étude m’a aidée dans les différents passages qui ont ponctué ma vie. L’amour, l’amitié, l’éloignement, tous ces événements m’ont acculée au mur et mise en face de moi-même. Mais il reste que la mort demeure l’expérience la plus douloureuse et déstabilisante quand elle frappe tout près. Je me suis alors posée de sérieuses questions existentielles. Dans mes recherches d’une réponse, je suis tombée sur le livre «Life after life», du docteur Raymond Moody, publié en 1975 et ce fut une révélation. J’ai découvert ce qu’on appelle en anglais la NDE (Near Death Experience) ou EMI (expérience de mort imminente). De cela, je retiens et avec conviction que l’amour et la mort sont les deux seules vérités absolues. Ce sont les deux composantes de la vie qui lui donnent son vrai sens. Sans l’amour et sans la mort, la vie n’existerait pas. Accepter la mort, c’est accepter la renaissance et la résurrection.

Je ne suis pas à bout de mon parcours et je ne prétends pas me connaître à cent pour cent. J’ai réussi à accepter ce qui m’arrive comme étant un plus sur ma route. Les obstacles et les expériences personnelles sont là pour nous faire avancer. Il ne faut pas essayer de résoudre tous les problèmes pour pouvoir vivre, car on risque de ne jamais vivre. Ce qui est en apparence un problème ou une crise n’est en réalité qu’une manière pénible qui nous pousse à prendre conscience d’un fait refoulé. Tant que l’homme se bat en dedans de lui-même et en dehors, il ne pourra jamais bien voir devant lui. Être conscient dans son corps et âme de ce qui nous arrive, y être présent, est une condition sine qua non de notre évolution. Une introspection et une réflexion profonde de ce qui nous arrive sont intimement liées à la qualité de notre existence. Quel que soit le nom qu’on donne à notre quête, à travers les formes qu’elle peut prendre, on est surtout à la recherche de notre paix intérieure. C’est quand l’eau de mer est calme qu’on peut voir son fond. L’âme est comme l’eau de mer quand celle-ci est paisible, elle est transparente, et c’est à ce moment-là que l’initié voit les vrais trésors qu’elle renferme, c’est cela le vrai Graal. Une âme en paix n’est pas forcément une âme sans fautes, c’est au contraire une âme qui a su comprendre et accepter ses fautes comme faisant partie d’un mystérieux processus d’évolution qui est universel et en perpétuelle transformation. Jung disait : «il faut (aussi) prendre l’erreur à son compte, sans laquelle la vie ne serait pas complète.» J’espère qu’un jour viendra où les hommes comprendront qu’ils sont reliés les uns aux autres, quelles que soient leurs différences, que le vrai destin est celui de s’aimer tout en aimant l’autre et de construire avec lui un même avenir.


Une maison de la culture du Maroc a été ouverte récemment à Montréal, votre ressenti sur ce projet ?

J’ai appris cela, et j’étais très heureuse de savoir que le Maroc va enfin partager son histoire, ses cultures, sa diversité à tout point de vue avec les Canadiens et les rapprocher de notre patrimoine. C’est en effet une belle initiative. Je trouve qu’il était temps de promouvoir les aspects positifs de notre pays. C’est souvent l’ignorance qui enferme l’autre dans ses préjugés.

Publié le : 28 Décembre 2012 - Propos recueillis par Farida Moha, LE MATIN

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